La lutte contre le racisme dans l’éducation à l’interculturalité

[quote]Le cancer ‘Racisme’, causes et remèdes[/quote]

10 novembre 2007

 

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs,

Bonjour ! Je souhaiterais débuter cette intervention en remerciant la Nouvelle Acropole pour cette initiative, ainsi que Monsieur Guévorts, plus particulièrement, qui me semble avoir été une des chevilles ouvrières de cette relance et qui, en tous cas, n’a pas ménagé ses efforts pour me convaincre de partager quelques heures avec vous ce samedi après-midi.

A vrai dire, l’idée d’un ensemble de débats visant à explorer l’engagement de la philosophie dans la lutte contre le racisme n’a pas été sans nous séduire, passionnés que nous sommes par tout débat intellectuel sur ce sujet. Une denrée qui se fait rare dans le paysage francophone, en dépit des ressources nombreuses dont nous disposons pourtant – mais ceci relève d’un autre débat.

Il m’a semblé comprendre que la thématique de notre rencontre d’aujourd’hui est plutôt à portée propédeutique et vise à circonscrire un ensemble de problématiques ou de champs dans lesquels la philosophie pourrait avoir un rôle à jouer dans la lutte contre le racisme. Ce qui, je l’imagine, sera abordé plus en détails dans les interventions ultérieures de ce cycle de réflexion – je pense notamment à l’intervention de M. Schwarz que je me réjouis d’entendre sur ce sujet.

Ma présentation se déclinera en 5 temps au cours desquels nous aborderons succinctement les points suivants :

  1. une présentation d’ENAR
  2. une clarification des concepts
  3. quelques réflexions sur l’état de l’éducation à l’interculturalité en Belgique francophone
  4. quelques pistes méthodologiques visant à montrer la possibilité du changement
  5. un cas pratique si nous en avons le temps.

1. Présentation d’ENAR

ENAR, le Réseau européen contre le racisme, est un des résultats les plus tangibles de l’Année européenne 1997 contre le racisme, dont l’actuelle Année Européenne de l’Egalité des Chances pour tous est le prolongement 10 ans après. ENAR fut en effet créé en 1998 à l’issue d’un congrès réunissant plus de 200 ONG en provenance de l’ensemble de l’Union des 15 de l’époque.

Aujourd’hui, ENAR rassemble plus de 600 ONG au travers des 27 pays de l’Union et projette de s’étendre dès 2008 aux pays en voie d’accession ou dans l’orbite directe de l’Union Européenne. Le spectre couvert par les organisations membres d’ENAR est particulièrement large : organisations locales, régionales, nationales voire internationales ; organisations de lutte contre le racisme, organisations de migrants, syndicats, think-tanks, organisations confessionnelles, organisations représentant des minorités, organisations féminines, organisations de jeunesse ou d’étudiants,… toutes ayant cependant pour point commun de lutter principalement ou à titre subsidiaire contre le racisme et les discriminations connexes à savoir sur base de l’origine ethnique, des convictions philosophiques ou religieuses, de la langue, de la nationalité ou encore de la culture.

ENAR a été créé, par des ONG luttant contre le racisme en Europe, avec la mission de servir de porte-parole de leurs préoccupations et de leurs intérêts auprès des institutions européennes – en particulier la Commission Européenne, le Parlement Européen et le Conseil, et plus largement d’autres organisations internationales telles que le Conseil de l’Europe, l’OSCE et l’UNESCO. ENAR sert aussi d’interface visant à faciliter le dialogue et la diffusion de l’information entre nos ONG membres et ces mêmes institutions. Parallèlement à cela, ENAR produit un travail extrêmement important d’information et de conscientisation tant de ses membres, que des décideurs politiques ou institutionnels ainsi que du grand public sur l’évolution des problématiques liées au racisme en Europe et les éventuels remèdes qu’il conviendrait de leur apporter. Il développe dès lors corollairement un ensemble de prise de positions politiques qui servent d’axes programmatiques au développement de ses activités de lobby et de plaidoyer.

A ce titre, la question de l’éducation et de son rôle fondamental tant en ce qui concerne la diffusion de stéréotypes et de préjugés racistes qu’à propos de la lutte contre ces derniers, occupe une place centrale au sein des réflexions du Réseau.

2. Clarification des concepts

Dès lors, il me paraît important de préciser la compréhension que nous avons de quelques termes clés du débat. En effet, on parle souvent de racisme sans trop savoir ce que ce terme recouvre véritablement. Et la confusion que cela entraîne nécessairement dans l’élaboration des discours et la transmission des idées, ne profite qu’à ceux qui ont tout intérêt à obscurcir les termes du débat en vue de nier la portée heuristique du terme « racisme » en lui-même [cf. on en vient à parler de racisme anti-blanc par exemple].

Je ne résiste donc pas au plaisir de vous proposer l’excellente définition de M. Altay Manço[1], de l’IRFAM, une association belge membre d’ENAR travaillant beaucoup sur les questions liées à la diversité. Il définit le racisme comme suit : « Compris dans son sens classique, le racisme est un ensemble de pseudo théories et de croyances qui établissent l’existence de races dans l’espèce humaine et les hiérarchisent entre ethnies ; c’est plus particulièrement une doctrine préconisant la domination d’une « race » (dite pure et supérieure) sur les autres, et la soumission des intérêts des individus à ceux de leur prétendue origine. Cependant, continue-t-il, depuis deux décennies au moins, il faut tenir compte de la dérive de cette notion en lien avec l’évolution du monde qui connaît un brassage sans précédent de populations diverses. Le racisme vire peu à peu à un ensemble d’attitudes et de comportements, individuels ou collectifs, consistant à réduire autrui à un caractère identitaire considéré comme spécifique, et du même coup comme « inférieur » ou nuisible et à légitimer, à partir de ce soi-disant constat, une entreprise de marginalisation, d’exclusion, voire de destruction de la personne d’autrui et de sa communauté d’appartenance. Le racisme, c’est ainsi réduire un individu à l’une ou l’autre de ses (prétendues) caractéristiques, mais c’est aussi généraliser à toute une population l’un ou l’autre stéréotype. C’est donc nier à l’individu le droit d’être un humain au caractère complexe, plein et entier ».

Monsieur Manço s’empresse d’ajouter que « L’acte raciste se déploie donc au quotidien et au pluriel dans le champ de l’emploi, des loisirs, du logement et de l’éducation, ainsi que dans d’autres domaines sociaux comme le religieux ou le spirituel. Les personnes sont discriminées à cause de leur origine ou de leur couleur de peau, mais aussi à cause de ce qui est perçu comme étant leurs « culture », convictions ou identités quelle que soit leur nationalité. Si le discours « directement » raciste semble pourtant se tarir peu à peu sous l’effet des législations et de l’évolution des mentalités, si ce discours se limite à la phraséologie des groupes extrémistes, des formes diffuses, nouvelles, subtiles et sournoises de discriminations sont par contre légion dans l’ensemble de la société. Il semble ainsi utile de lier le racisme ethnoculturel aux autres ostracismes (stigmatisations des religions, aspects physiques, allures, orientations sexuelles, sexisme, etc.) et d’en traiter les effets en termes de discriminations et violences ».

Il conclut en soulignant que « l’important est tant de lutter contre les effets de ce racisme « post-moderne », éclaté en 1000 visages, que de tenter de le prévenir à travers une « éducation à la diversité » et l’instauration d’un dialogue « interculturel » au sein de la société. Or, les sources psychologiques du phénomène restent invariables et concernent grandement la peur de l’Autre, la xénophobie. Cette dimension, subjective et par définition irrationnelle doit être envisagée au même titre que les aspects politiques et sociologiques de la question, au risque de diminuer l’efficacité des méthodes de lutte ». Ce qui constitue l’essentiel de nos préoccupations d’aujourd’hui.

Quant à la discrimination raciale, celle-ci se traduit par des agissements, des actes ou des paroles qui, au premier abord, ne sont pas nécessairement illégaux, car il peut s’agir simplement de préférer une personne à une autre. L’illégalité survient quand cette préférence s’appuie sur des critères subjectifs, tels que l’apparence physique, la religion, la couleur de peau, la consonance du nom de famille, et non sur des qualifications ou des performances.

Venons-en à l’interculturel, à l’interculturalité. Il me faut rappeler tout d’abord qu’une approche du concept de l’interculturel doit pouvoir se référer aux savoirs théoriques qui existent sur cette question. En effet, de quel cadre de référence et de quelles pratiques interculturelles parlons-nous ?

L’interculturel caractérise le monde moderne. Les échanges, les déplacements et les communications à l’échelle planétaire élargissent l’horizon culturel de chacun d’entre nous. Paradoxalement, si nous sommes aussi des parties prenantes de la mondialisation, nous sommes surtout les membres de différentes cultures et groupes nationaux, ethniques et religieux vivant sur un même territoire ou continent et entretenant des relations ouvertes d’interaction avec d’autres groupes ou cultures.

La gestion positive de cette interaction n’est pas innée, elle nécessite un processus, un produit au service d’une finalité. Cela signifie que nous envisageons que des personnes de cultures différentes entrent en interactionpositive pour construire une réalité commune ou chacun trouve place, reconnaissance et dignité. Il nous faut en d’autres termes, parler de la nécessité d’une communication interculturelle qui permette de construire l’identité de chaque individu dans l’acceptation et la reconnaissance de l’altérité – la sienne propre ainsi que celle de l’Autre.

Pour ce qui est de l’éducation, on admet 3 grandes catégories d’éducation, que je résumerai de la façon suivante :

– l’éducation formelle comprend les curricula développés par les autorités en charge de l’éducation et leur mise en œuvre dans les réseaux officiels de scolarisation ;

– l’éducation non formelle recouvre les compétences spécifiques à l’individu qu’il ne peut acquérir (Tiehi, 1995) dans le cadre de l’éducation formelle. Celle-ci est notamment délivrée au sein des organisations de jeunesse par exemple. Le développement des compétences interculturelles ou liées au respect et à la gestion de la diversité constitue, en vérité, un élément clé de l’éducation non formelle.

– Quant à l’éducation informelle, elle recouvre les compétences et aptitudes spécifiques que l’individu peut acquérir, souvent de façon non structurée, au cours de son existence (e.g. au sein de sa famille, avec ses amis,…).

La suite de mon exposé visera à montrer la pertinence et l’intérêt de certaines méthodes ou pratiques développées et mises en œuvre dans le cadre d’activité d’éducation non formelle et qu’il conviendrait de généraliser au sein de l’éducation formelle, celle-ci touchant, par définition, presque la totalité de la population, au contraire de l’éducation non formelle.

3. Réflexions sur l’état de l’éducation à l’interculturalité en Belgique francophone

Ayant clarifié quelque peu les concepts que nous utilisons, venons-en donc à quelques réflexions sur l’état de l’éducation à l’interculturalité en Belgique francophone.

Au sein du Secrétariat d’ENAR, nous partons du principe qu’il est impératif d’éduquer les enfants à la diversité ethnique, culturelle et convictionnelle dès les premières années de la scolarisation. En effet, ce n’est un secret pour personne, l’école joue un rôle essentiel dans le formatage de l’identité des enfants. C’est à l’école, quand ils sortent du milieu familial, qu’ils sont confrontés à d’autres cultures, mais aussi à la culture dominante qui trouve en l’école un des moyens privilégiés de reproduction de ses catégories. C’est là que l’identité des enfants va prendre forme au cours d’un processus dialectique d’échange et de confrontation entre la culture du groupe d’origine et la culture dominante. L’école est dès lors l’espace-temps principal de construction de l’image de soi, mais aussi de l’image de l’Autre et, donc, conséquemment de construction ou de déconstruction des stéréotypes et des préjugés. Ce sont ces derniers, et principalement ceux évoquant une image négative et/ou inférieure, de l’Autre qui alimenteront les attitudes, les comportements, les actes et les propos racistes et discriminatoires.

Mais qu’en est-il en Belgique francophone, un cas que je connais un peu mieux ?

Généralement, les enfants peuvent être inscrits en classes maternelles à partir de 2 ans et demi. Pourtant, on remarque que plus de 40 ans après l’arrivée massive en Belgique de populations d’autres horizons culturels et religieux, leur présence et ses conséquences n’ont toujours pas été prises en compte dans les programmes scolaires pour les tous petits.

Ainsi, sauf peut-être dans le cas d’écoles à majorité d’élèves issus de milieux culturels autres que « belge traditionnel », au sein même des écoles publiques pourtant prétendument neutres, les enfants sont littéralement formatés en fonction des fêtes chrétiennes catholiques romaines (St Nicolas, Noël, Pâques), voire maintenant néo-celtiques, alors qu’ils ne reçoivent pas la moindre information sur les fêtes d’autres communautés (Yom Kippour, Soukkot, grande et petite fêtes musulmanes, bouddhistes, mais aussi des chrétiens d’Orient, du nouvel an chinois ou d’autres encore…).

Entendons-nous bien, dans le contexte belge où l’Etat revendique une neutralité des institutions face aux convictions, c’est-à-dire qu’il a pour mission de les traiter de façon égale, il ne s’agit donc pas, dans mon chef, de revendiquer un effacement des fêtes traditionnelles qui constituent l’ancrage culturel et spirituel de la Belgique au profit d’autres moments liturgiques ou festifs. Bien plutôt, il s’agit de faire coexister l’ensemble de ces moments, de donner à chacun sa place dans le panorama des informations dispensées à nos tous petits. Car cette absence de mention, de rappel, marque évidemment un manque de respect des autres communautés quand celles-ci constituent souvent 30% et plus des populations scolaires dans les zones urbaines. Et, malheureusement, on constate que ce manque d’inclusion se renforce au cours du cursus des enfants, ce qui ne manque pas de générer des tensions multiples au fur et à mesure que la conscience de leur identité propre se raffermit en eux.

Je ne pourrai jamais insister assez sur le fait qu’il me paraît absolument indispensable aujourd’hui de travailler avec les enfants dès le plus jeune âge. Ceux-ci en effet, n’ont pas encore eu le temps d’intérioriser profondément les préjugés raciaux ou culturels de leurs milieux respectifs. La diversité ethnique, culturelle et religieuse est pour eux une simple donnée de l’existence et il faudrait que cela demeure ainsi, comme quelque chose allant de soi, aussi naturel que la couleur du ciel. L’environnement pré-scolaire constitue en vérité le moment idéal pour aborder la diversité et l’interculturalité de façon ludique (au travers des fêtes, des différentes traditions culturelles et culinaires, des différentes langues parlées par les enfants,…) et en montrer la valeur positive pour l’ensemble de la société (ou tout simplement de la classe) en termes de ressources et de créativité.

Mais cela implique, en amont, une formation adéquate pour les maîtres et l’on peut constater que cela manque encore cruellement. On assiste seulement, à l’heure actuelle, aux premiers balbutiements de la formation à la diversité au sein des écoles de maîtres. Ce qui me fait dire, sans vouloir être outrancièrement pessimiste, que nous allons encore parler longtemps de la prise en compte de la diversité avant que des politiques volontaristes se traduisant sur le terrain par des programmes et des actions efficaces ne soient mises en place et en pratique au niveau de l’enseignement maternel et primaire.

De fait, il est illusoire de croire qu’une éducation à la diversité et à l’interculturalité sera vraiment utile à l’adolescence, quand les jeunes ont déjà profondément intégré la vision du monde propre à leur milieu familial ou social ou tout simplement les modèles imposés par la culture dominante. Certes, on pourra toujours objecter qu’il vaut mieux tard que jamais, mais attendre ce moment du cursus scolaire pour tenter d’aborder, souvent très maladroitement, cette diversité, c’est déjà vouer l’essentiel de ses efforts à l’échec.

Et cette absence de prise en compte de la diversité, notamment dans les programmes scolaires, est aussi le résultat de l’évolution de nos sociétés au cours de ces 50 dernières années. En essayant de ne pas caricaturer à l’extrême, on peut estimer, grosso modo, que la majorité des personnes ayant la charge politique, administrative ou organisationnelle de développer les curricula, du maternel au secondaire, de les penser et de les mettre en place sont généralement des individus ayant passé au minimum la trentaine et qui donc, pour un grand nombre d’entre eux, n’ont pas véritablement vécu la diversité culturelle et spirituelle dès leur plus jeune âge. Ils sont en plus, de façon ultra-majoritaire, blancs, issus des classes moyennes ou aisées, chrétiens ou agnostiques, ayant peu de contacts avec des personnes issues d’autres communautés ethniques, culturelles ou convictionnelles. Nier le fait que cette donnée a un impact profond sur la façon dont la diversité est prise en compte aujourd’hui serait vain. En quelque sorte, le débat et les réflexions sur la diversité et la lutte contre le racisme et les discriminations à l’école sont une génération en retard par rapport au terrain réel : ceux qui prennent aujourd’hui les décisions le font en fonction d’un monde et de débats désormais révolus et imposent leur vision peinant à intégrer la diversité à une jeunesse qui a déjà profondément assimilé cette dimension.

4. Quelques pistes méthodologiques visant à montrer la possibilité du changement

La situation est-elle pour autant désespérée ? Quelles pistes et solutions pourrions-nous proposer pour ne pas nous contenter d’une dénonciation tous azimuts ?

A) Commençons par une bonne pratique assez basique qu’il conviendrait pourtant de mettre en place absolument : revoir les récits fondateurs de l’Europe en général et de la Belgique en particulier en incluant les histoires des différentes communautés présentes. Tous les récits historiques nationaux et européens sont encore aujourd’hui extrêmement ethno-centrés et ne prennent pas en compte les récits, les histoires voire les mémoires des autres communautés ou minorités désormais nationales (qu’elles soient établies depuis longtemps ou non sur les territoires nationaux). Il faut véritablement travailler pour que ces histoires fassent partie intégrante de notre histoire nationale, que ces mémoires fassent partie de notre mémoire, de notre patrimoine commun à tous et que les apports de chacun à ces récits collectifs soient mentionnés et reconnus à leur juste valeur de telle sorte que chacun puisse s’approprier cette histoire, et par extension cette mémoire collective, comme étant la sienne propre et en intégrer les différentes dimensions, y compris celles qui lui sont le moins personnelles.

En effet, comment pouvoir développer l’ouverture, la volonté de partage, voire un sentiment de profonde égalité et d’appartenance à une communauté nationale ou continentale, quand tout ce que sa propre communauté a pu apporter à l’histoire collective est nié, rejeté, ou tout simplement ignoré ou encore savamment « amnésié » ? [les tirailleurs marocains de la 2ème guerre mondiale]. Cette réécriture inclusive des récits nationaux ou européens devra bien évidemment trouver un relais efficace dans les livres d’histoire à destination des enfants et des étudiants. Et quelle justification trouver aujourd’hui pour ne pas le faire, quand, à la suite du 11 septembre, les USA et l’UE ont exigé de nombreux états arabes qu’ils revoient complètement leurs livres et leurs curricula pour en retirer tout élément susceptible de générer une quelconque violence ? La morale et la justice n’impliqueraient-elles pas qu’on en fasse de même sur cette rive de la Méditerranée et que l’on tente par tous les moyens de réduire cette violence symbolique continue infligée aux enfants issus de communautés non majoritaires ?

B) Au-delà de cet exemple fondé sur le bon sens, il me paraît important d’au moins questionner le rôle de la philosophie dans le cadre de l’éducation à l’interculturalité. Et dans ce contexte, je me contenterai d’utiliser le termephilosophie dans son sens commun.

La philosophie est donc, a priori, un outil, ou plutôt une boîte à outil, permettant, au minimum, à l’homme de rationaliser son expérience de, et sa relation à, son environnement. Elle peut aussi être une méthode de libération spirituelle de l’homme, mais ce n’est pas cette acceptation particulière que je vais aborder ici. Quoiqu’il en soit, ce n’est une surprise pour personne, la philosophie, tout comme la théologie ou la métaphysique, est fille de son temps. Et elle n’est pas, intrinsèquement, un instrument d’émancipation de l’homme ou tout au moins de son intelligence. On se rappellera à juste titre que la condition des métèques et des esclaves n’empêcha pas, in illo tempore, les plus illustres philosophes de dormir. Platon serait parmi nous aujourd’hui, soyons sûrs qu’il aborderait les choses certainement de façon très différente. L’histoire nous a appris que la philosophie pouvait être utilisée pour le meilleur et pour le pire, pour ne pas mentionner, aujourd’hui, les dérives d’une certaine classe médiatique pseudo-philisophante, mais omniprésente dans les média français surtout, qui manipule l’apparence de la pratique philosophique pour écraser dans l’œuf toute velléité de débat contradictoire ou, voire même, pour ouvertement promouvoir des idées ou des idéologies racistes – l’affaire Redecker n’est en cela qu’un triste exemple de plus parmi beaucoup d’autres. Nous nous contenterons donc du meilleur.

En ce sens, il y a un besoin urgent de véritables démarches philosophiques à au moins deux niveaux :

  1. Premièrement, pour penser de nouveaux paradigmes pour comprendre le monde d’aujourd’hui et sereinement envisager l’avenir. Avouons-le, nous avons tous le nez dans le guidon, quel que soit notre terrain d’action. Nous sommes pour l’instant incapables de penser un au-delà au monde actuel, ou encore d’autres mondes possibles pour reprendre la formule phare de l’altermondialisme. Preuve en est, ce dernier est redevenu inaudible, victime de son propre succès et de n’avoir pu véritablement fédérer des forces vives très disparates autour d’un véritable projet de société mobilisateur fondé sur des analyses globales qui tiennent la route dans le long terme, même si l’essentiel de leurs propositions reste évidemment très valide.

Le succès de la philosophie médiatique, pseudo-universaliste, mais fortement emprunte de la défense idéologique d’une classe dominante et, accessoirement, blanche et occidentale, est un des indicateurs de la crise profonde que traverse la vraie réflexion philosophique contemporaine. Le succès de la théorie du clash des civilisations en est un autre. Les bouleversements rapides que traverse notre monde rendent difficile, il est vrai, l’élaboration d’une grille de lecture satisfaisante qui permettrait de saisir les multiples enjeux en présence et ouvrirait des voies de sortie de la crise globale que nous connaissons (je propose ici, à titre d’exemple, une série de couple de notions plus ou moins antagonistes ou en tension qui doivent informer toute réflexion à ce propos. Par exemple : globalisation contre localisme, universalisme contre particularisme, tentation impériale contre multi-polarisme, désenchantement et réenchantement du monde, droits individuels et droits collectifs, droits et obligations, extrême mobilité des capitaux et des idées contre immobilité des individus,…). Rares sont ceux, aujourd’hui, qui sont en mesure ne fût-ce que de proposer certains diagnostics pertinents. Marcel Gauchet est certainement un de ceux-là, mais ses réflexions ont-elle un véritable impact sur le cours des choses ?

  1. Deuxièmement, une fois ces diagnostics posés, même ne fût-ce que partiellement, il conviendrait encore de les traduire en actions sur le terrain, dans les classes, pour impulser des nouvelles dynamiques transformatives dont l’école serait la matrice. La philosophie est déjà indispensable au niveau de cette traduction, bien sûr, mais aussi au niveau de son utilisation comme méthode de développement personnel. Messieurs Figares et Guévorts nous ont rappelé que la Nouvelle Acropole travaille depuis longtemps déjà sur la praxis de la philosophie comme mode de vie, comme mise en œuvre de ses principes. Ce qui ne va pas non plus de soi et nécessite, en amont, le travail dont nous avons parlé. Comme ils l’ont également souligné, il ne s’agit pas de relire aujourd’hui Pythagore ou Platon et de les appliquer à la lettre, mais de véritablement s’inspirer de leur héritage pour développer, au cœur même de notre vie contemporaine, une démarche philosophique qui vise à la réalisation de l’égalité, du respect et du bonheur du plus grand nombre.

C) Enfin, et j’en arrive à ma conclusion, je souhaiterais m’attarder un peu plus sur les réflexions méthodologiques développées par un théoricien de la communication interculturelle tel que Cohen Emerique. Celles-ci sont particulièrement pertinentes dans les activités d’éducation non formelle qu’il conviendrait de généraliser au sein des curricula de l’éducation formelle, et ce dès le plus jeune âge. Cohen Emerique a en effet mis en évidence le fait que la communication interculturelle supposait l’instauration de trois phases :

  1. Première phase : la décentration, qui signifie pour chaque individu de se connaître, de se questionner soi-même, d’être conscient de son système de valeurs et de ses filtres culturels.

La notion d’identité est le concept clé de ce travail. Parfois certains traits de l’identité peuvent passer au premier plan ; on parlera alors de zones sensibles ou de régions de l’identité qui lorsqu’on y touche provoquent des réactions affectives très fortes et empêchent la communication.

  1. Deuxième phase : la compréhension du système de l’autre ou l’empathie. Comprendre le système de l’autre, consiste à faire preuve d’une attitude d’ouverture, il s’agit d’un effort personnel pour se mettre à sa place et pour découvrir ce qui lui donne sens et valeur.
  2. Troisième phase enfin : la négociation/médiation. Cette étape vise à :

– dissiper les malentendus,

– rechercher l’intérêt commun,

– définir les bases d’une nouvelle relation entre les acteurs en présence basée sur la coopération, le respect, la non-violence, et la canalisation positive de tout conflit qui pourrait survenir.

En résumé, l’instauration d’un vrai dialogue interculturel, élément clé de l’éducation à l’interculturalité, implique les éléments suivants :

  • une culture démocratique partagée, fondée sur des valeurs humanistes de respect, d’ouverture vers l’autre, de rejet de la violence, d’égalité des droits et des chances et de responsabilité individuelle et collective,
  • le fait que cette culture nécessite un processus de transmission dynamique et une pédagogie pratique relationnelle qui se construit de manière continue à l’école, dans la famille, voire qui est relayée par le quartier jusqu’à l’âge adulte,
  • une communication interculturelle qui permette de construire l’identité de chaque individu dans l’acceptation et la reconnaissance de l’altérité.

L’ensemble de ces éléments mis en évidence notamment par Cohen Emerique et mis en œuvre dans de nombreuses activités d’éducation à la diversité et à l’interculturalité a démontré son effectivité et sa pertinence, y compris dans le contexte de l’éducation formelle. En effet, de nombreuses ONG travaillent déjà en partenariat avec des écoles sensibles à cette dimension essentielle de l’élaboration précoce du convivium. Elles mènent donc avec succès, dans ce cadre, des activités ciblées de conscientisation et de développement des compétences interculturelles des enfants et des adolescents. C’est pourquoi nous ne pouvons que militer pour leur « mainstreaming » au sein des curricula officiels, pour utiliser un peu d’euro-jargon, si vous voulez bien me pardonner.

5. Un exemple concret

Pour rendre mon verbiage un peu plus clair, je souhaiterais vous solliciter en vous montrant pratiquement à quoi ce genre de démarche peut ressembler. Bien entendu, je prends toute liberté d’adapter l’idée au format de notre rencontre. Le modèle que je vais vous exposer permet de multiples approfondissements visant à réfléchir sur son identité propre, son identité sociale et celles des autres, ce qui nous rassemble et nous différencie, à explorer la diversité inattendue des groupes, à découvrir des zones imprévues d’interaction et de travail en commun, etc.

L’exercice s’appelle « molécule identitaire »

– Prendre une feuille

– Dessiner un cercle central et 5 cercles autour qui s’y relient

– Ecrivez votre prénom dans le cercle central

– Dans les cercles périphériques, écrivez à chaque fois un mot qui décrive votre identité sociale et/ou culturelle, ou le/les groupe(s) au(x)quel(s) vous vous identifiez spontanément. Je vous laisse quelques minutes de réflexion.

Normalement, on fait un debriefing en petits groupes avant de revenir en plénière pour une exploitation plus intensive des résultats. Je vais un peu court-circuiter la procédure et passer à l’étape suivante. Celle-ci se fait sur base purement volontaire et vise à cartographier de façon visuelle la diversité en présence.

Ainsi, je vais proposer une série d’affirmations et je vous demanderai de vous mettre debout si vous vous y reconnaissez. Vous êtes prêts ? Allons-y :

  1. Dans une de vos bulles, vous avez inscrit votre genre comme un élément vous décrivant (homme/femme).
  2. vous y avez écrit votre religion
  3. vous y avez écrit votre absence de religion
  4. vous y avez écrit la couleur de votre peau
  5. vous y avez écrit votre profession ou votre absence de profession
  6. vous y avez écrit votre niveau d’étude
  7. vous y avez écrit votre état civil
  8. vous y avez écrit votre hobby
  9. vous y avez écrit votre orientation sexuelle
  10. etc., etc.

Après ce genre de session, mais je vous ferai grâce de cette étape, on demande aux participants de s’exprimer sur ce qu’ils ont ressenti quand ils se sont retrouvés débout, ou assis, en minorité. En ont-ils ressenti de la gêne ou de la fierté ? Pourquoi ? Ont-ils envie de découvrir et d’explorer ce que pourraient être leurs points communs ou de divergences avec d’autres membres du groupe ?… Le tout servant à réfléchir sur sa propre identité et celle des autres participants, à se décentrer, à ressentir de l’empathie pour la différence de l’autre au travers de ses propres différences, et enfin à entamer la négociation nécessaire pour construire un convivium respectueux des différences de chacun.

Je terminerai ici ce bref exposé, en espérant que ce petit exercice pratique vous aura au moins réveillé, sinon qu’il aura été parlant et qu’il vous aura permis de mieux saisir les outils dont nous disposons déjà pour favoriser, à tous les niveaux de l’enseignement, de manière adaptée aux compétences des enfants, une éducation à l’interculturalité et à la diversité. Une éducation qui permette de lutter efficacement contre le racisme et les discriminations connexes au travers d’une découverte de notre propre construction identitaire, de nos richesses et de nos faiblesses, ouvrant la voie à la déconstruction de nos stéréotypes et préjugés respectifs, à la source de toute intolérance.

Je vous remercie pour votre attention.

M. Privot – ENAR 10.11.2007