Philosophie et la dignite humaine

Séminaire : « Le Cancer Racisme »

Bruxelles, 10 novembre 2007 

Exposé de F. Schwartz

Philosophie et dignité humaine

Bonjour, tout d’abord je voulais remercier l’invitation de Nouvelle Acropole Belgique qui me permet d’être parmi vous. J’en suis ravi. Et aussi, je voulais remercier tous les conférenciers qui m’ont précédés, qui ont fait des apports très positifs et qui me laissent sans parole puisque beaucoup de choses ont été évoquées et donc je pense que l’enchaînement pourra être probablement utile.

En fait, le sujet essentiel que je voulais aborder est la question de la dignité puisque je trouve que la pratique philosophique doit nous amener à nous interroger par rapport à ce concept de la dignité, de pouvoir la vivre en soi et pouvoir l’éveiller chez les autres pour aussi la partager.

Tout à l’heure, il était évoqué la question essentielle des identités et du décentrage et recentrage à propos de cela. Je voulais me servir de cela parce que, finalement, cela s’enchaîne. Une véritable identité doit pouvoir apporter la dignité et une fausse identité nous rend indignes. Je résume, bien entendu.

Donc, j’ai été touché par ce sujet. Ensuite, on parlera de la pratique philosophique au quotidien parce que, si on ne se pose pas la question de cette dignité, la question de la pratique philosophique sera tout simplement d’ordre intellectuel. A partir de là, nous ne pouvons plus parler de pratique philosophique. Mais j’y reviendrai tout à l’heure.

La dignité vient d’un vieux mot latin, « dignitas », qui parle de la notion de mérite et de mériter quelque chose. La valeur qui nous a peut être été octroyée par l’extérieur ou par l’intérieur de soi. Beaucoup de gens ont compris et beaucoup de systèmes sociaux ont utilisé l’idée du mérite – en France, on sait bien ce que veut dire « l’ordre du mérite » -, en apportant dignité par rapport à la valorisation des gens lorsque cela concerne leur action sociale ou leur activité vis-à-vis de l’extérieur. Mais la véritable dignité ne peut être qu’en nous et nous ne pouvons la construire que de l’intérieur vers l’extérieur. Et c’est là où l’apport de la philosophie est utile. D’abord, pour déjà comprendre cela, et ensuite, pour se déprogrammer de la nécessité de la valorisation sociale ou d’autrui pour se sentir digne. Aussi en même temps pour comprendre de quelle manière nous pouvons accéder à une dignité qui nous rende la tranquillité de conscience et, par conséquent, la confiance en nous-mêmes et dans ce que nous entreprenons pour nous-mêmes et pour les autres et avec les autres. Bon, voilà soulevée la question.

Kant – je suis quand même obligé de citer aussi des philosophes – avait énoncé, dans la deuxième formule des impératifs catégoriques et à propos de la dignité, quelque chose d’important. Car c’est lui qui, « en rentrant dans la modernité », va mettre en place le concept de dignité, bien que Pic de la Mirandole qui fut cité tout à l’heure par Monsieur Figares est l’homme qui va la rappeler à l’Occident, pour dire les choses comme elles sont.

Que va dire Kant ? Il va dire à chaque être humain « agis de la sorte de traiter l’humanité tantôt en ce qui concerne ta propre personne, la personne d’autrui, comme si chacun possédait ou était une finalité en soi et ne jamais la considérer ou les considérer comme des moyens ».

En clair, ceci veut dire tout simplement que chaque homme porte en lui-même une finalité intrinsèque à lui-même, qu’il peut ou pas développer en fonction de ce qu’il fera, de ce qu’il porte en lui-même. Ceci est très important parce que cela ne dépend pas des ethnies, des religions, des groupes sociaux, des nationalités, etc. C’est porté, je répète, intrinsèquement dans chaque être humain. Cet impératif établit donc que tout homme doit être considéré comme une fin en soi-même et, par conséquent, ne possède aucune valeur relative, c’est-à-dire aucun prix. Kant va insister sur le fait que chaque être humain n’a pas de valeur relative en soi. On ne peut pas la comparer. Aucun être humain n’a un prix. Il est, intrinsèquement, une qualité. Et cette qualité, qui le rend donc sans aucun prix, n’a pas de prix. Il n’y a pas de quantification possible pour le nommer, c’est sa dignité, parce que, justement, notre dignité n’a aucun prix possible. Du moment que nous monnayons notre dignité, nous quittons notre propre nature et par conséquent, nous perdons ce dont on a parlé tout à l’heure : notre identité.

Ce qui a un prix, dit Kant, peut être substitué par deux choses équivalentes et par conséquent, n’aurait aucune dignité puisqu’il y aurait des équivalences. Ceci ne nie pas l’égalité face à la loi, etc. – je vous le signale tout de suite – mais simplement permet de dire que chacun a sa nature personnelle. Et Kant va continuer en expliquant que la moralité – et cela, c’est un mot ancien, si j’ose dire, parce que sinon on va commencer à faire du moralisme -, disons, la vie morale, vivre par rapport à ses principes, vivre par rapport à ses idées, est la condition de la dignité de l’homme.

C’est-à-dire que la pratique philosophique, qu’en fait on appelle la vie morale – parce que quand on parle de pratique philosophique, il faut savoir de quoi on parle, et il ne s’agit pas de réciter Platon par cœur ou Kant ou je ne sais pas qui -, c’est tout simplement de pouvoir agir par rapport à ses convictions, de pouvoir lutter par rapport à ses convictions, peut-être de les remettre en question s’il faut en changer. Etre donc suffisamment ouvert, libre et volontaire pour pouvoir agir dignement.

Du moment que nous sommes hors de la pratique d’une vie morale. Je répète, la vie morale, ce n’est pas la moralisation, ni les coutumes, ni le fait de bien faire ceci ou mal cela, j’y reviendrai tout à l’heure, la morale, c’est simplement vivre selon ses convictions et mettre en pratique ce qu’on pense, ce qu’on ressent, quitte à ne pas être d’accord avec des pratiques sociales du moment. Voilà ! Ceci s’appelle une vie morale. Et la condition donc pour un être humain de pouvoir garder sa dignité, c’est de pouvoir pratiquer cette vie morale qui n’est pas édictée, je répète, par aucun dogme, aucun système de moralisation. Au contraire, comme on le verra tout à l’heure, elle doit naître de l’individu par une conscience des valeurs qui sont capables de lui apporter une hauteur, quelque chose qui le relie en profondeur à ce qui est le meilleur en lui-même et, à partir de là, qu’il puisse se dire « bon, c’est cela qui m’améliore, c’est cela qui me rend digne, donc c’est cela que je veux pratiquer au-delà des opinions des autres ».

C’est Schiller, plus tard, dans un très bel ouvrage sur la grâce et la dignité, en 1793, qui dira : la maîtrise des instants à travers la force morale de soi-même et la liberté de l’esprit et l’expression de la liberté de l’esprit dans le monde quotidien, dans le jour de tous les jours – il disait « dans le monde des phénomènes », mais disons, pour qu’on se comprenne, ici, maintenant -, s’appelle dignité.

Je répète : faire l’application de la force morale pour pouvoir se maîtriser et donner le meilleur de nous-mêmes permet de faire jaillir dans l’être humain sa liberté d’esprit et par conséquent, de libérer son identité. Et l’application de cela au jour le jour s’appelle « dignité ».

Donc, au contraire, si je ne pratique pas, si je ne développe pas en moi une force morale pour faire face aux difficultés et si je n’éveille donc pas en moi une certaine liberté intérieure qu’on va appeler la liberté de l’esprit, je ne pourrai donc pas me considérer digne ou capable de lutter et d’apporter de la dignité.

Il est vrai que l’incertitude des différentes valorisations morales du monde contemporain a été accélérée, amplifiée par les deux derniers conflits mondiaux, mais aussi par tous les micro-conflits fragmentaires que nous vivons depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

A partir de cela, on pourrait se poser la question : quelle idée, quelle idéologie, quelle pensée peut nous servir aujourd’hui pour construire l’avenir ?

Je vais vous donner ma petite réponse : toute idée, toute philosophie qui puisse être accompagnée de la notion de dignité ou de la capacité de rendre digne, individuellement et collectivement les hommes est digne de foi et toute idéologie, pensée, philosophie ou religion qui ne permet pas l’émergence de la dignité individuelle et collective est dangereuse pour nous.

A partir de là, le cadre philosophique est assez simple, si j’ose dire. Pas simplifié, mais simple. Parce que cela nous permet de discerner sans trop de complexité et de confusion ce qui peut nous servir pour demain et aujourd’hui et ce qui peut, de toute évidence, nous nuire. Parce qu’il faut qu’on tire la leçon de l’expérience de nos derniers siècles. Il est important de le faire. Et je suis d’accord qu’il ne faut pas voir que le négatif, au contraire. Et, comme je le dis souvent dans mes conférences, mes séminaires et mes cours, nous avons de la chance avec l’histoire du XXe siècle et du XIXe. On a fait, je pense, un très grand nombre de bêtises. Nous avons une biographie extraordinaire de ce qu’il ne faut pas faire. C’est exceptionnel. Jamais, en si peu de temps, on n’a détruit autant d’êtres humains. On a enlevé la dignité de tant de peuples. On a empêché les individus de se dresser debout. Au nom d’idéaux ou d’idées qui étaient parfois tout à fait contraires.

Donc, nous savons aujourd’hui que, s’il n’y a pas la promotion de la dignité des individus, s’il n’y a pas une éducation et un sens à la vie par rapport à cela, nous savons déjà que ceci va être dangereux pour l’avenir et rend dangereux le présent. Donc, grâce à la biographie que nous avons vécue, nous avons aujourd’hui des éléments importants à considérer. Pourquoi ? Parce que le problème qu’il faut comprendre, c’est qu’un programme éducatif ne peut pas être un placage de connaissances ou un formatage pour les gens. Je suis tout à fait d’accord que l’éducation est indispensable et qu’avec la justice, ce sont les deux piliers de base, mais, même avec la meilleure des éducations, si on ne fait pas sortir le meilleur de chacun, il n’y aura aucun résultat.

Il faut voir aussi ce qui peut être interprété par éducation.

Un programme éducatif, c’est une vaste opération. Je suis dans le non formel, et je suis pour, parce que je pense qu’une école de philosophie comme Nouvelle Acropole est dans ce créneau-là et fait son action quotidienne dans ce créneau-là, mais il faut des milliers et des milliers de groupes comme cela. Moi je pense que chacun peut comprendre qu’il faut apprendre à sélectionner, à trouver des valeurs qui nous élèvent et qui, par là, vont nous apporter des règles ou des principes qui pourront nous connecter à ce qui est universel ou plus simplement, à ce qui peut être d’intérêt général et pas simplement d’intérêt particulier.

Et c’est comme cela qu’est né un mot qui est galvaudé aujourd’hui, c’est le mot « autonomie ». Dans la philosophie de Kant apparaît « autonomos », nomos, nomie : loi, principe. Auto : ses propres principes. Car avoir l’autonomie veut dire : je me dirige moi-même avec mes propres principes.

Formidable ! Parce que c’est un beau programme. Mais attention : à quoi peut servir la philosophie ? Justement, à clarifier une chose : ces principes-là, comme le disait Kant déjà.

Si les principes qui sont les miens doivent écraser la dignité des autres, ces principes ne peuvent pas être valables pour que je puisse agir par et pour moi-même, parce que je les appliquerai contre les autres et pas avec les autres. Vous voyez ? C’est pour cela que je dis que le mot aujourd’hui « autonomie » est galvaudé. Parce qu’on ne peut pas prétendre à des autonomies contre ou au détriment des autres. L’ « autonomos », c’est la capacité de chaque individu de percevoir des principes d’intérêt général et d’ordre universel qui nous transcendent dans notre propre mission particulière.

Donc, celui qui obtient l’autonomie est celui qui est capable d’agir par rapport à des principes qui ne font pas simplement du bien à celui qui les exerce mais à tous les autres. Et c’est en cela que la philosophie peut aider par l’appareil qu’elle propose, par la sélection dans les idées qu’elle propose.

Et petit à petit, on peut se rendre compte qu’au départ, quand on est petit, on veut faire notre loi et de notre loi, faire la loi. C’est notre tendance, nous devons le reconnaître. Jusqu’à comprendre que nous pouvons partager des lois communes puisque nous sommes participants d’une seule humanité qui devrait avoir des intérêts convergents malgré les particularismes des uns et des autres. Alors là oui, négociations, médiations dans cette quête de ce qui nous relie et pas de ce qui nous sépare. Et voilà pour le mot « autonomie ».

Ainsi, d’une façon très sommaire, la philosophie propose une sorte de théorème. On peut commencer par le bas ou par le haut. Si on commence par le bas, je dirais que le résultat final, c’est de devenir tous des être autonomes, c’est-à-dire non dépendants, parce que nous ne pouvons pas interagir si nous sommes dépendants.

Ca, c’est particulier, mais c’est simplement entre hommes libres, femmes libres, que nous pouvons agir fraternellement et que nous pouvons nous apporter des choses, parce qu’on ne peut pas donner ce qu’on n’a pas. C’est dur à dire, mais c’est la réalité. Et ce que nous devons posséder, c’est d’abord nous-mêmes. Alors là, nous pouvons nous donner. Si moi, je ne me possède pas moi-même, qu’est-ce que vais donner de moi-même ? Ce que j’ignore, probablement et peut-être le moins bon, ce qui n’a pas pu être maîtrisé, ce qui n’a pas pu être poli, ce qui m’échappe.

Je te fais cadeau de mes colères, de mes énervements, de ma jalousie, de mon égoïsme. On va les mettre dans le pot commun. Mais si chacun met la même chose, cela devient infernal. Nous le savons, il n’y a qu’à regarder nos sociétés. Il ne faut pas aller très loin pour expérimenter de manière très pratique la situation. Vous sortez et vous demandez quelque chose qui sorte de l’ordinaire à quelqu’un. Et vous verrez… Oui, oui, je vous fais rire un petit peu parce que sinon on va penser que les philosophes doivent être tous sérieux et c’est très sérieux ce qu’on étudie et ce qu’on investigue mais nous ne devons pas prendre la vie aussi sérieusement qu’elle paraît. Sans un peu de rire, qui est le propre de l’homme, nous pouvons perdre notre propre humanité. Donc danger !

Donc, il faut des journées du rire, par exemple, une seconde pour rire. Vous savez, une fois qu’on a partagé le rire avec quelqu’un, c’est très difficile de s’engueuler durement. Vous comprenez ? Donc, mieux vaut d’abord faire rire les gens et ensuite on s’engueule. Vous voyez que vous avez compris ! Bon, voilà. Simplement pour vous expliquer. Donc, cela restera digne. On va s’engueuler dignement.

Donc, si nous voulons comprendre cette histoire d’autonomie, cela veut dire que nous devons déjà, dans la pratique au quotidien, analyser quelles sont nos dépendances. Je ne parle pas tant des dépendances matérielles, manger, boire. Evidemment, on est dépendant de l’environnement. Jusqu’à quel point je suis dépendant, jusqu’à quel point je peux me débrouiller sans cet environnement ou avec un environnement qui serait plus hostile ou plus difficile ? Jusqu’à quel point je suis dépendant ? Ce sont des choses qu’il faut se demander.

Et là effectivement, une pensée par rapport à l’environnement, par rapport à notre assujettissement, par rapport au confort est importante à faire. Je ne le ferai pas aujourd’hui. Ne vous inquiétez pas. Evidemment, c’est à partir de là, que l’on commence à penser que l’histoire de la force morale revient au goût du jour, parce qu’on commence à se dire « bon, s’il faut que je ne sois pas dépendant de untel, économiquement, affectivement, … ». La dépendance affective est terrible. Je ne dis pas que les gens ne doivent pas s’aimer, mais pas en dépendance, parce qu’alors là, ce n’est plus de l’amour, c’est de la possession. Et je suis gentil avec le mot que je viens d’utiliser. C’est une forme de violence et dans le mot « violence », il y a une racine : « viol »…

Donc, il va falloir développer une force morale à l’intérieur de soi et accepter que la vie va me demander des actions volontaires. Faire certains efforts mais dont je comprends le sens. Parce que faire un effort sans en comprendre le sens n’est pas moral.

Un philosophe va expliquer que ce n’est pas moral ce qui convient aux parties, vous comprenez ? Et ce n’est pas moral non plus ce qui est édicté par les consciences extérieures. La force morale, c’est une force intérieure que chacun doit développer pour faire face à l’adversité. Alors, on s’entraîne. D’ailleurs, le meilleur entraînement, c’est la maîtrise de soi, parce que déjà cela réclame un effort.

Parfois les gens disent « mais pourquoi les philosophes ont insisté tellement sur cette histoire de maîtrise de soi ? ». Parce que quand l’autre tapait sur l’autre, ce n’était pas si mal. Bon. C’est pour se faire les dents, parce que le meilleur client qu’on a, c’est nous. C’est un grand client. Et il trouve toujours des astuces pour nous détourner. Mais ce n’est pas de la répression dont je parle parce que la force morale à partir de la répression, c’est encore utiliser une force de l’extérieur, même si elle est à l’intérieur. Non, non, je pense simplement au détachement de certaines choses, à laisser passer des choses. Il était dit au début qu’on manquait d’amour. C’est vrai mais je pense qu’on manque parfois d’amour vis-à-vis de soi parce qu’on voudrait être si parfait et se montrer si bien que nous sommes en train de miser davantage sur l’efficacité et l’apparence que sur l’intention et la volonté de partage. A vous de méditer.

Mais en tous cas, la force morale est le moteur de la pratique philosophique. Et parmi tous les gens qui ont changé des choses par leur propre exemple individuel, nous en voyons un cas très connu, Gandhi, force morale impressionnante. Et les gens qui étaient dans les camps, que ce soient dans ceux de la 2ème guerre ou dans des camps plus proches, comme dans des goulags, ont démontré des forces morales exceptionnelles. Ces gens sont en train de nous donner un exemple, que l’être humain possède en lui une force que parfois il ignore. La philosophie invite à découvrir cette force qui est un pouvoir intérieur pour pouvoir faire face au harcèlement extérieur et aussi aux défis extérieurs. Evidemment, à partir de là, nous devons accepter une chose dans ce théorème : se sentir moins confortable.

Oui, qu’est-ce que cela veut dire « se sentir moins confortable » ? Mettre une punaise dans sa chaise ? Non. Mettre des cailloux dans ses chaussures ? Non, non, non. Le confort le plus important est le confort de conscience.

Le confort de conscience est beaucoup plus grave que le confort douillet d’une chaise.

Nous ne donnons pas beaucoup d’importance dans nos sociétés au confort de conscience. On veut vivre confortablement dans nos consciences. L’effort qui est à voir, c’est si véritablement, nous sommes en train de faire ce qu’il faut. Si nous pouvons dire que nous pouvons avoir un peu de paix de conscience par rapport aux actions que nous menons au quotidien.

En philosophie, on conseille toujours de faire tous les soirs une sorte de méditation de la journée pour voir ce qu’on a fait d’elle. Je conseille cette pratique qui est donnée depuis des millénaires et que je ne peux que vous redonner. C’est pour analyser le confort de conscience et jusqu’à quel moment, il nous a pris à part. « Oh, j’aurais du dire quelque chose de différent, j’aurais du faire ce geste et, bon, je le ferai demain ». Oui, mais le problème, c’est que si on le fait pas demain, on ne le fera jamais.

Confort de conscience… Inertie… Se laisser aller… La force morale nous permet de combattre nos inerties, nos laisser-aller.

Et enfin, la mécanicité, c’est-à-dire, agir sans conscience.

Ce n’est pas du confort de conscience, c’est carrément agir en pilote automatique.

Alors, à ce point, de la dignité, il n’y en a plus.

Donc, autonomie, vouloir cette autonomie, nous amènent à développer une force morale, un effort sur nous-mêmes pour nous mettre en marche, en mouvement et je peux vous assurer que c’est un peu comme quand on fait un peu de gymnastique. Si cela fait longtemps que vous n’en avez plus fait, les premiers mouvements vont être tout de travers. D’accord ? Et évidemment, cela nous rappelle le confort passé. Mais si on continue à pratiquer n’importe quelle discipline physique, je vous le dis tout de suite, ou mentale, nous verrons petit à petit qu’il s’installe dans cet effort qui n’en est pas un, un nouvel état, une nouvelle situation qui n’est pas le confort ou l’inertie mais une nouvelle situation d’être.

On est plus dynamique, on est plus actif, donc plus disponible.

A partir de là, ce que nous appelons la liberté de l’esprit commence à apparaître. Parce que pour libérer l’esprit, pour sortir du confort, il faut sortir de la mécanicité, il faut sortir de l’inertie sinon on ne peut pas dire que notre esprit est libre. Parce que comment voulez-vous que l’esprit soit libre si au premier petit effort qu’il faut faire, au premier choix qu’il faut déterminer, qui ne nous convient pas trop ou qui nous gêne un peu, on recule parce qu’on cherche immédiatement l’inertie, le confort ou la mécanicité. C’est fini…

Non, la liberté d’esprit ne se décrète pas. Bien sûr, des lois doivent en prévoir la possibilité, le cadre juridique est là. Mais l’émergence de la liberté d’esprit implique une force intérieure, une force morale et une capacité d’autonomie importante.

Une fois ces trois conditions réunies – vous voyez qu’on vient de monter quand même -, nous pouvons parler de dignité. Oui, parce qu’en général les gens, quand on leur dit ceci ou cela, ils disent « il a touché ma dignité ! ». « Laquelle ? Et où est-elle ? Comment tu te l’es construite ? » « Eh, tu ne te rends pas compte ! » « De quoi ? » Voyez, nous sommes extraordinairement formalistes. On est touché par les apparences. Alors qu’en fait, notre dignité n’est pas dans nos apparences, mais dans nos essences.

Mais bien sûr, pour pouvoir dialoguer avec notre être intérieur, nous devons faire un effort également. Bien sûr qu’il faut dialoguer avec les autres, mais si moi, je veux me mettre à la place de l’autre, c’est l’empathie dont on a parlé tout à l’heure, deuxième partie, la méthodologie. Donc, je suis pour. Mais il faut que je puisse être objectif et neutre. Et pas totalement centré sur moi. Donc, il faut que mon esprit soit libéré pour pouvoir toucher, me mettre à la place, réellement me mettre à la place. Ne plus penser avec mes goûts, avec mes choix, avec ce qui m’a déterminé toute ma vie, mais essayer de voir comment ses goûts, ses choix peuvent le déterminer ou pas. Qu’est-ce qu’il peut ressentir ? C’est un effort considérable, vous savez.

Chez les enfants, c’est plus facile, j’en conviens. J’en conviens et c’est pour cela qu’il faut commencer avec les enfants. Mais qu’est-ce qu’on fait avec les adultes qui nous regardent ?

On ne va pas quand même les parquer !

Le XXe siècle nous a déjà expliqué que c’était inutile, ils se parquent tous seuls, parce qu’ils restent dans leur quartier, dans leurs préoccupations, dans leurs formalismes. Nous ne pouvons pas faire cela, donc nous devons penser que la philosophie et surtout une démarche intérieure peuvent donc les aider pour atteindre la dignité, c’est-à-dire pratiquer la véritable condition humaine, parce qu’il s’agit tout simplement d’amener pédagogiquement, individuellement et collectivement les êtres humains à pratiquer la condition humaine et la partager.

Il y a du chemin à faire, certainement, mais la véritable humanité et le véritable humanisme ont ce prix-là. Et nous devons consentir cet effort et ne jamais en être découragé.

Donc, voilà ce que je veux dire par rapport à la dignité et ce rapport à la philosophie. Supposons qu’à un moment donné, vous avez trouvé votre dignité en vous, dedans – on ne va pas trouver dedans les diplômes, etc., dedans -, supposons qu’à un moment donné, vous avez, je ne sais pas, saisi cette source de l’identité, de cette dignité, dont on a parlé. Pour l’entretenir, on cultive sa liberté spirituelle et sa force morale. Par conséquent, cela vous rendra des citoyens autonomes, capables d’exercer vos devoirs et droits de citoyens. Sinon, ce n’est pas possible. Parce que quelqu’un ne peut pas se déclarer simplement citoyen parce qu’il a tel âge ou tel droit, mais parce que lui, lui est d’accord qu’il existe un intérêt général, pas simplement des intérêts particuliers. Sinon, il n’y a pas de citoyenneté possible.

Sinon, il n’y a pas d’état digne de ce nom ou de société digne de ce nom pour pouvoir partager. En clair, la philosophie pratique consiste à faire émerger ces valeurs intérieures, ces qualités intérieures que nous possédons déjà mais que nous devons redécouvrir à chaque instant. C’est donc une manière de vivre que propose la philosophie à la manière classique, basée sur ce principe que je viens d’énoncer. Si la philosophie réussit à nous rapprocher de la racine des choses et de leur raison d’être profonde, alors, toutes les actions prennent sens à nouveau. Sinon la vie est un non-sens et nos vies deviennent un non-sens. Et nous allons donc tergiverser en nous inventant des vies que nous n’avons pas. Alors, nous allons toujours rêver d’une vie que nous n’aurons jamais eue et c’est dommage de penser à une vie qu’on a ratée quand on peut réussir sa vie. Oui, c’est bête, mais c’est important. Plutôt que jalouser autrui, rendons-nous compte que nous avons en nous-mêmes des valeurs, un potentiel de qualités qui nous sont intrinsèques et que notre propre réussite de vie est tout simplement de les découvrir et de les exercer en acceptant des imperfections que nous possédons.

Un gros problème de nos sociétés occidentales, c’est le syndrome de l’efficacité. Je voudrais m’arrêter là deux secondes. Nous aimerions que tout soit comme chez les machines. On appuie le bouton : cela marche. Vous avez mis deux heures pour avoir le micro. Pourquoi on a eu deux heures pour avoir le micro ? Je n’en veux à personne, je vous le dis tout de suite, parce que je peux quand même au moins, moi, avoir le privilège du micro. Est-ce que c’est parce que la machine a fait faillite ? Non, pas du tout, la machine, elle est bien. C’est qu’il y a eu une défaillance humaine. Le fil était ailleurs et il a fallu aller le chercher. Et cela, on ne pourra pas faire autrement. Aujourd’hui, c’est le fil qui manque, demain, il manquera autre chose, parce que la société humaine et l’homme sont perfectibles mais pas parfaits et nous ne devons pas confondre ces machines répétitives et mécaniques qui n’ont pas conscience de soi avec ces êtres qui sont ici présents, qui ne sont pas parfaits et qui ne seront pas parfaits, je vous l’annonce tout de suite. Désolé, je sais que vous vouliez autre chose mais je vous dis la vérité. Le devoir d’un philosophe, c’est l’amour de la vérité, et bon, il faut le dire quand même. Mais nous pouvons nous perfectionner.

Et on apprend. Et on apprend. Moins d’obsession pour l’efficacité, plus d’obsession pour le perfectionnement, pour l’amélioration de soi et des autres. Cela, c’est le côté très pratique.

C’est pour cela que la philosophie est pour moi comme un gouvernail dans la vie. Vous savez, on navigue dans la vie et il faut un gouvernail, quelque chose qui tient le bon sens et surtout la bonne direction. Il nous aide à découvrir vers où il faut aller. Après il faut qu’on ait le cran d’y aller et aussi de manœuvrer suffisamment bien pour ne pas échouer mal.

Donc en clair, pour finir, nous nous confrontons toujours, d’une façon schématique, à deux manières de vivre possibles. On peut vivre avec philosophie ou on peut vivre sans philosophie. Pour un philosophe, c’est un peu cela.

Qu’est-ce que ceci veut dire ? Bon d’abord, il y a beaucoup de gens qui vivent avec philosophie sans avoir lu ni étudié de la philosophie. Je tiens à vous rassurer. Oui, parce que la philosophie n’est pas née à l’université. Vous ne le savez pas mais c’est comme cela. La philosophie est née de la préoccupation d’un certain nombre de personnes, d’individus qui voulaient voir de quelle manière on pouvait mieux vivre ensemble et mieux se connaître. Voilà, c’était la préoccupation de Socrate et de beaucoup d’autres. Ils ont eu toujours la même question : « comment je peux faire pour mieux vivre avec les autres et mieux me connaître ? ». C’est-à-dire comment le fait de mieux me connaître me permet de mieux vivre avec les autres. Et vice-versa. C’est comme cela qu’ils ont commencé les choses. Et cette philosophie n’était pas donc dans le cadre de l’éducation formelle, si on revient à votre exposé. Petit à petit, elle est devenue formelle et formaliste et il y a eu même des querelles de philosophes, etc.

Ce n’est pas notre choix. Nous pensons que chaque individu qui pense, qui se pose la question « quel sens donner à ma vie, qui suis-je, où vais-je, qu’est-ce que je vais faire » – ce sont des questions simples – est déjà en potentiel un philosophe. Après, chaque être humain possède en lui-même le philosophe, c’est-à-dire tout simplement que si vous voulez exercer votre conscience, vous êtes dans un cheminement philosophique. Si vous avez choisi de vivre sans exercer votre conscience et en vous laissant dicter la conscience des choses par d’autres sans les avoir choisies ou, pire encore, de ne même pas vous poser la question, vous avez choisi de vivre sans philosophie. C’est cela la vérité au niveau pratique. Et nous nous rendons compte aujourd’hui qu’il y a beaucoup plus de gens qui essaient de vivre avec philosophie qu’on ne le pense. Oui, pour être optimiste. Oui, effectivement, la philosophie revient à la mode, parce qu’il y a un effet de mode aussi de la philosophie, mais on ne pourra pas dire que c’est nous, parce que cela fait 50 ans qu’on a commencé – ce n’était pas à la mode à l’époque -. Tout ce qui est à la mode canalise un besoin collectif. Après, il y a le marketing. Bon, et on connaît le système de consommation. C’est un bon signe. C’est un bon signe, au-delà de la mode et de la manipulation des modes d’insinuer que les gens veulent se poser la question du sens et du pourquoi. Et peut-être accepteront-ils de vivre moins confortablement dans leur conscience et plus en paix avec elle. Alors, nous pourrons dire que nous avons récupéré nos dignités à titre collectif. Cela, c’est un vaste projet, un rêve indispensable pour que les êtres humains puissent être appelés justement humains.